L'entreprise américaine Space X veut installer une station terrestre dans cette commune de la Manche pour échanger avec ses satellites.
La proximité du mont Saint-Michel, des pâturages à perte de vue où broutent paisiblement les vaches, et surtout beaucoup de tranquillité. C'est ce qui a amené Anne-Laure et Dimitri Gesbert-Falguières à s'installer à Saint-Senier-de-Beuvron (Manche) - à 70 kilomètres au nord de Rennes - il y a une quinzaine d'années. Depuis janvier, le village et ses 360 habitants sont devenus le symbole de la conquête spatiale imaginée par l'Américain Elon Musk, deuxième homme le plus riche du monde, dont la fortune est estimée à 175 milliards d'euros. Le PDG de SpaceX convoite un champ de 2,8 hectares accolé à la maison du couple. Sa filiale, Starlink France, a choisi d'établir l'une de ses trois stations terrestres françaises dans cette commune, qui dispose déjà d'un noeud de raccordement de fibre optique. Starlink vise à déployer 42 000 mini-satellites en orbite basse (500 kilomètres d'altitude) tout autour de la Terre pour proposer une connexion Internet à très haut débit dans les endroits les plus reculées de la planète, dès 2021. Selon l'Autorité derégulation des communications électroniques et des postes (ARCEP) qui a donnéson feu vert à l'installation des trois stations terriennes, seuls 40 % des abonnés en Franceont un accès internet fixe à très haut débit.
L'offre est toujours en phase de test, mais une station devrait être opérationnelle en 2021 à Villenave-d'Ornon, en Gironde. À Gravelines (Nord), le maire Bertrand Ringot attend une simulation de l'exposition aux champs électromagnétiques avant de donner son accord : "Les habitants se posent des questions, j'aurais bien aimé un document des autorités sanitaires, et puis l'intérêt local, pour l'instant je ne le saisis pas", pointe l'édile. A Saint-Senier-de-Beuvron, les neuf dômes prévus pour émettre et recevoir les signaux ne sont pas dans un espace industriel, mais en plein champ. Les riverains et la mairie critiquent le manque de transparence du projet et s'inquiètent de l'exposition aux ondes : "SpaceX considère que notre maison se trouve dans la zone de transition, à 130 mètres [de la station], or ce n'est pas le cas, c'est fait à la va-vite", regrette Dimitri, dessinateur pour un cabinet d'architecture. Depuis la médiatisation de l'affaire, le couple déplore l'étiquette de technophobes qui leur est accolée : "C'est clair qu'on a le mauvais rôle dans l'histoire. On passe pour des gens qui se plaignent parce qu'ils ont peur alors qu'on leur offre Mars", constate Anne-Laure, guide de la baie du Mont-Saint-Michel.
"Nos bestioles sont hypersensibles"
Dans la commune, l'idée de vivre à côté d'antennes qui échangent en permanence avec des satellites ne rassure pas. Même aux enterrements on ne parle plus que de ça. Élu en 2020, le jeune maire Benoît Hamard se serait bien passé de toute cette agitation : "J'ai des clôtures cassées, des routes à refaire, et un Ehpad à gérer, je ne veux plus parler de tout ça", soupire ce technicien à l'hôpital Saint-Hilaire-Du-Harcouët. De leur côté, les habitants n'en démordent pas : "C'est une grosse connerie, attaque d'emblée Ludovic Grezel, artisan-maçon, on ne sait jamais si on se retrouve avec des maux de tête, on a déjà eu assez de problèmes avec la ligne à haute tension." Si la nature des deux installations est dissemblable, des éleveurs de la région accusent en effet les installations électriques d'affecter la santé de leurs bêtes. "On a des fermes bios, des vaches laitières, et des poulaillers industriels à 500 mètres à la ronde du terrain, je n'accepterai rien sans en savoir plus", tonne Benoît Hamard. L'un d'eux, Serge Provost, a même fondé l'association Animaux sous tension (Anast), qui dénombre une soixantaine de professionnels touchés. Aujourd'hui retraité, il dit avoir été contraint de fermer son exploitation après le déploiement en 1989 d'une ligne à très haute tension EDF au-dessus de son élevage de 70 bêtes : "Nos bestioles sont hypersensibles à ces problèmes-là", jure-t-il.
Près de chez lui, Mélissa nourrit son cheval dans un champ. La trentenaire n'approuve pas non plus l'implantation du futur site : "Je ne suis pas pour tout ça. On est déjà sur la 5G, mais encore faut-il avoir des portables qui captent. Donc je ne trouve pas ça nécessaire." Bien que très différent, le projet de SpaceX pâtit de la mauvaise réputation des antennes 5G, au grand dam de Gilles Brégant, directeur général de l'Agence nationale des fréquences (ANFR) : "Ça n'a rien à voir. Une station terrestre traite avec les satellites en altitude, alors qu'une antenne relais 5G interagit avec les téléphones en produisant un rayonnement autour d'elle. On a déjà plusieurs centaines de stations installées en France et elles ne produisent pas d'exposition dans l'environnement."
Starlink veut aller vite, trop vite, et ignore peut-être la sensibilité du sujet en France. Le maire de Gravelines, Bertrand Ringot, s'étonne d'ailleurs que le sujet soit passé sous les radars des politiques : "J'aurais bien aimé que le débat ait lieu à l'Assemblée nationale ou au Sénat. On manque cruellement d'information sur qui décide de quoi, quelle est la position de la France sur ce projet ?", questionne l'élu. Le 3 mars, les députés de La France Insoumise ont tenté de déposer un amendement au projet de loi contre le dérèglement climatique pour instaurer un moratoire d'un an sur le déploiement de Starlink en France. Il n'a pas été voté.
Le sujet semble pourtant inquiéter au-delà des trois villes concernées par les stations terrestres. Dans une lettre ouverte publiée en janvier 2020, plus de 2000 astronomes du monde entier ont dénoncé la privatisation de leur espace de recherche : "Cela diminuera considérablement notre vision de l'Univers, créera plus de débris spatiaux et privera l'humanité d'une vue sans tache du ciel nocturne", écrivent-ils.
Si le maire de Grav elines a pu échanger en visio-conférence avec des représentants de Starlink, Laure et Dimitri Falguières-Gesbert n'ont eu accès qu'à une analyse de risque sur l'exposition aux rayonnements produite par la firme américaine. Dans le document consulté par l'Express, SpaceX affirme qu'"il n'y a pas de risque d'exposition aux rayonnements au-delà des limites acceptables". Une garantie insuffisante pour Anne-Laure et Dimitri, pour qui refuser le projet est aussi devenu une question de principe : "On tient des discours à nos enfants, ils nous voient nous battre sur ce dossier, si on accepte la station, on n'est plus crédible dans notre éducation." Ils réfléchissent déjà à déménager.